死神

Publié le par Ludo

Andrew (nom fictif), officie pour mon entreprise depuis maintenant une quinzaine d’années. La quarantaine bien avancée, ses lunettes, ses cheveux blancs et son crâne légèrement dégarni lui confèrent une aura de sérieux qui ne s’estompe qu’un bref instant lorsqu’il vous dit bonjour pour revenir au galop dès qu’il se met à poursuivre plus loin la conversation. Andrew appartient à la race des chiants. Si l’on publiait les statistiques du nombre de suicide au Japon depuis quinze ans et que l’on y constatait une forte hausse, il n’y aurait qu’une seule explication plausible : une grande proportion aurait été en contact avec lui dès son arrivée et ils auraient mis fin à leurs jours par ennui. D’ailleurs Andrew n’ennuie pas, il EST l’ennui.

Je n’eus à subir ses interminables interventions que cinq fois depuis mes débuts dans la société mais elles furent ancrées dans ma mémoire. Je me suis déjà plaint longuement dans ces pages au sujet des heures à rien faire passées tous les jours sur mon lieu de travail (en particulier quand je travaillais au collège). Je préfère mille fois passer le reste de mes jours ainsi que d’avoir à entendre une nouvelle fois le discours de celui que je considère comme Shinigami 死神, la Mort. Quelques minutes suffisent pour que vous vous retrouviez inconsciemment avec une corde autour du cou attachée à un rocher au bord d’une falaise, avec les pieds dans une baignoire au bord de laquelle menace de tomber une sèche-cheveux (avec une très grande rallonge), un couteau dans la main gauche dirigé sur votre cœur et une grenade dégoupillée dans l’autre. Bon, j’exagère un peu, c’est quand même pas évident de trouver une très grande rallonge…

 
Image Hosted by ImageShack.us


Lors de certains meetings où on voudrait pouvoir défoncer toute issue imaginable pour fuir, il intervient donc, et nous fait part de ses idées. La première fois, à l’issue de 90 longues minutes de meeting (qui ne dure désormais qu'une heure en moyenne), il fut appelé par le boss pour nous faire un exposé. Il se leva, se présenta, et commença à parler comme un Woody Allen qui lirait un arrêt de droit commercial dans une église. Tous les mots pris indépendamment semblaient posséder un sens mais le tout représentait un flou qui s’épaississait à mesure qu’il parlait. Le fait que nous étions un vendredi soir et qu’il était 19h ne jouait pas vraiment en notre faveur. Petit à petit, le sommeil tirait de ses petits bras nos paupières. Alors que notre salut ne pouvait plus dépendre que de la léthargie ou de la mort, il nous demanda de nous lever et de lui répondre, un par un, quelle était notre "récompense" lorsque nous enseignions. Certains le fixèrent des yeux, d’autres se regardèrent surpris, d’autres laissèrent échapper un rire étouffé, et d’autres juraient dans leur barbe. Sortis des deux réponses évidentes : les vacances et le salaire, certains furent contraints de trouver autre chose et nous tombâmes sur du gnangnan comme « le sourire des enfants », que notre bourreau s’empressait de féliciter. Je m’interrogeais vraiment sur le but d’une telle intervention (longue de trente minutes tout de même) dans une réunion professionnelle et cette touche religieuse non affichée qu’il s’évertuait à appliquer me préoccupait, sentiment qui se confirma par le suite. Un jour, il demanda à un assistant de mettre en route un CD de musique. Il s’agissait d’une fanfare et aussitôt lancée, il se leva, applaudit et cria « Hé oui, c’est encore moi, Andrew ». Puis il coupa la musique. J’ai toujours trouvé extrêmement distrayant les bides des comiques à la télévision mais à cet instant-là, j’aurais souhaité échapper au silence oppressant qui s’en suivit. Il enchaîna sur une sorte de sermon qui allait le mener péniblement à une anecdote sans aucun intérêt. Puis il nous distribua un texte, tiré, je vous le donne dans le mille, de la Bible ! Traitez-moi d’intolérants si vous le voulez, mais il existe des sujets que l’on se doit de taire face à ses collègues de bureau : la politique, les goûts musicaux et la religion surtout dans une entreprise aussi multiculturelle que la nôtre. Il aurait pu néanmoins s’en arrêter là, mais décida de repousser les limites de l’ennui, d’aller là où tout percepteur des impôts célibataire dont le passe-temps consiste à aligner parfaitement des crayons sur son bureau s’y serait refusé. Il remit en route le CD et la fanfare avait laissé place à un concerto de piano aussi insipide qu’inconnu. Après quelques secondes de satisfaction et de recueillement face à l’atmosphère qu’il avait produit, il se mit à lire le texte que toute l’audience avait eu le temps de découvrir au moins trois fois pendant la préparation de cette farce. Je me mis à sérieusement considérer un stratagème qui me permettrait de gagner les toilettes sous le prétexte d’un mal de ventre subite et de rentrer chez moi prématurément mais je n’allais pas laisser dans la salle mon sac et ma veste…

De longues minutes plus tard, le meeting prit fin sur une note de morale digne d’un magazine de propagande de témoin de Jéhovah, du genre « En cas de problème, on n’est jamais seul. Il y a au moins toujours Dieu ». De qui se moque t’on ? Quel est le fichu rapport avec l’enseignement de l’anglais ? Promis, la prochaine fois, je quitte la salle coûte que coûte !

Publié dans Ecoles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :